Cette jeune japonaise est née à Tokyo à la fin des années 90. Du haut de l’immeuble où vivait son père, elle observait la valse ferroviaire des trains de Shibuya d’un œil émerveillé. En grandissant, ce désir de voyage ne cessa de croître. Âgée désormais d’une vingtaine d’années, elle n’a conservé que très peu de souvenirs de sa petite enfance. Elle se remémore pourtant avec précision les innombrables restaurants de son quartier, métamorphosés, à l’occasion de la sortie japonaise du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, en cafés parisiens. Elle était bien évidemment trop jeune pour accompagner ses deux grandes sœurs dans les salles obscures cette année-là. Qu’à cela ne tienne, elle pourrait vous citer chaque détail du jour où elle put enfin le voir à la télévision pour la première fois. Et ce fut loin d’être son dernier visionnage, car ce film l’aura accompagné jusqu’aux affres de l’adolescence. Pendant deux heures, elle quittait l’anonymat froid de son quartier pour s’envelopper dans la chaleur poétique de la Ville Lumière, où tout le monde semblait se connaître. Puis vinrent le tour d’Anastasia, de Moulin Rouge, de Minuit à Paris et de la Nouvelle Vague. Les soirées solitaires de la jeune lycéenne étaient soudainement pimentées par la grâce d’Anna Karina, l’assurance de Brigitte Bardot et le panache de Belmondo.
À la manière de Jean Seberg dans À Bout De Souffle, elle décide de réaliser son rêve d’étudier à Paris. Et ce n’est certainement pas l’arôme d’urine, de mycose génitale et de sueur qui imprègne chaque recoin du métro parisien qui réussira à effacer le sourire qui traverse son visage. Si elle devait toutefois être honnête avec elle-même, Emiko reconnaîtrait qu’aucun film français ne l’avait préparée à voir tant de gens mendier dans l’indifférence absolue. Mais qui sait, le SDF qui était allongé le visage englouti dans une flaque jaunâtre faisait peut-être une très grosse sieste ? Sans quoi la foule pressée qui l’enjambait les yeux rivés sur son téléphone aurait pris une seconde pour s’assurer que le malheureux respirait encore, cela ne fait aucun doute !
« Chaque soir, Emiko rentrait dans un studio qui ferait passer une cellule de prison norvégienne pour un penthouse new-yorkais »
Un peu comme Emily, la jeune japonaise avait trouvé une chambre de bonne au dernier étage d’un immeuble sans ascenseur. La comparaison ne dépassait néanmoins pas le seuil de la porte. Chaque soir, Emiko rentrait dans un studio si insalubre qu’il ferait passer une cellule de prison norvégienne pour un penthouse new-yorkais. L’épais vitrage de son velux obstruait le peu de soleil qu’offrait la grisaille francilienne et sa tapisserie donnait l’impression de se détériorer plus rapidement que sa santé mentale. Peut-être les choses auraient pu tourner différemment si elle avait pu mieux s’entourer. Malheureusement pour elle, ses camarades de licence prenaient sa timide politesse pour de la mièvrerie. On l’interrogeait parfois sur son pays ou ses plans pour le week-end, mais personne ne serait allé jusqu’à l’inviter à la prochaine soirée. Rien de personnel là-dedans, seulement la crainte qu’elle ne jure avec l’ambiance festive. A-t-elle déjà goûté ne serait-ce qu’un mojito dans sa vie ? Côté cœur, les choses n’étaient pas aussi mouvementées que dans la vie de son homologue américaine non plus.
En lieu et place d’un voisin sexy, Emiko croisait principalement un quinquagénaire mono-sourcilier hirsute qui semblait prendre les toilettes du palier pour sa résidence secondaire. Emiko ne saurait dire ce qui la mettait le plus mal à l’aise chez lui : l’état des WC après ses (nombreux) passages ou ses regards libidineux lorsqu’elle le contournait dans leur cage d’escalier exiguë ? Très vite, les crampes s’installèrent. Il faut dire qu’Emiko utilisait les toilettes « de son appartement » avec parcimonie. Ses besoins naturelles se divisaient en deux catégories :
- Les plus pressants, qu’elle s’autorisait après s’être assurée (à travers le trou de sa serrure) que son soupirant avait vidé les lieux assez longuement pour s’y aventurer.
- Et puis il y avait les autres. Ceux pour lesquels elle privilégiait les toilettes de son université, du Quick au pied de son immeuble ou du bistrot à l’angle de sa station de métro.
« Je me suis moi-même rendu coupable d’un tel méfait. Je l’avoue. »
De son côté Emily continue à vivre des aventures palpitantes dans la « city of love ». Ses escapades se font au rythme des romances qui animent son Paris à elle. Un Paris si magique que la pauvreté, les ordures et l’anxiété qui ronge ses habitants les plus démunis semblent avoir été effacés d’un coup de baguette magique. Emiko, quant à elle, s’est évaporée. Rien de fabuleux en ce qui la concerne. Elle s’arrange juste pour traîner le moins possible en ville. Sa vie se partage désormais entre son appartement et son université. Le Pantin que décrivait Gérard de Nerval semblait s’être désarticulé. Une ombre épaisse s’était abattue sur la Ville Lumière et les étoiles qui peuplaient jadis les yeux d’Emiko avaient cessé de s’étinceler.
Il semblerait évident qu’Emiko souffre du « Syndrome de Paris ». Cette maladie médiatique fourre-tout qui s’en prendrait, d’après les études élusives d’un obscur psychiatre japonais, principalement aux touristes de son pays. Mais s’agit-il véritablement d’un syndrome ou plutôt du symptôme d’un mal-être plus profond ? Une affliction que l’on s’évertue à masquer sous une montagne de déni et de propagande fictionnelle, servant toutes deux à mettre en scène une ville qui n’est tout simplement plus la même depuis la Belle Époque. Si tant est que cette ville fut un jour réelle. Les artistes parisiens n’auraient-ils pas plutôt contribué à mettre en scène une version idéalisée de notre capitale, dont peu de leurs successeurs sont parvenus à s’extirper ?
Je me suis moi-même rendu coupable d’un tel méfait. Je l’avoue, Emiko n’est pas plus réelle que son alter ego d’outre-Atlantique. J’ai conscience que l’époque soit à la fuite du réel et à l’édulcoration, et il semble parfois difficile de lui en vouloir. Mais quitte à dépeindre la vie d’Emily comme un conte de fée, autant le faire jusqu’au bout. Après tout, à quoi servirait l’histoire du chaperon rouge si elle ne rappelait pas aux enfants qu’un loup peut les attendre au détour d’un bois sombre ?