A l’heure où j’écris ces lignes, un frisson glaçant se répand le long de ma nuque. J’ai tenté de vivre dans le déni depuis l’été dernier, de me raisonner, mais il faut regarder l’effroyable réalité en face : mon ami anti-raciste ne donne plus signe de vie. Lui qui bouillonnait pourtant d’ardeur il y a à peine un an, au moment où la France entendait parler pour la première fois du mouvement #blacklivesmatter et où les blancs découvraient visiblement l’existence du racisme au sein de la police. Il m’était impossible de me connecter sur internet ni de me promener dans la rue sans croiser mon ami. Il est toutefois l’heure pour moi de me rendre à l’évidence : il avait disparu dans la nuit. Il s’était évaporé avec le panache incandescent d’un J.D. Salinger 2.0, le mystère nébuleux d’un protagoniste de Patrick Modiano, la subtilité silencieuse des gaz de tata Josiane un soir de nouvel an.
C’est avec nostalgie que je me remémore les moments où il applaudissait le personnel hospitalier à sa fenêtre, où il félicitait ces héros du quotidien en s’agaçant du retard de son livreur Deliveroo. C’est la larme à l’œil que je repense aux cours de cuisines improvisés qu’il prodiguait modestement dans ses stories Instagram, défendant avec ferveur l’importance de l’usage de farine bio lorsque l’on fait du pain maison. La façon qu’il avait de s’indigner après avoir pris de nombreuses années de recul pour enfin réagir à la mort d’Adama Traoré ou de découvrir avec l’innocence touchante d’un jeune bambin les enregistrements d’un policier raciste. Par les saintes roubignoles du pape, le racisme existerait-il donc encore en 2020 !?
« Lui et ses followers irréprochables dictent ce qui est de bon aloi, ce qui est problématique […] ou correspond à tout autre néologisme hérité de l’impérialisme américain »
Je tiens à souligner que je ne juge absolument pas son lent réveil, après tout il semble difficile de devenir « woke » sans avoir sommeillé auparavant. Et lorsqu’il s’agit de dormir, mon ami anti-raciste n’a pas son pareil. Aurore, l’héroïne diaphane de La Belle au bois dormant fait considérablement petite bite comparée à mon ami en question. Mais peu importe, il était désormais debout derrière son ordinateur, et pour moi ça veut dire beaucoup. Pédagogue, il s’empressa d’éduquer ses amis (exclusivement blancs) sur ses auteurs noirs préférés tels que James Baldwin dont il aime les œuvres depuis toujours (ou du moins depuis qu’I Am Not Your Negro est apparu aléatoirement un soir d’ennui dans ses suggestions Netflix). Parce que mon ami anti-raciste n’a pas l’oisiveté de lire par simple plaisir personnel, il « s’éduque ». Et publiquement, s’il vous plaît. Il faut bien s’assurer que tous ses amis virtuels soient au courant que, pendant quelques semaines, il a survolé exclusivement l’œuvre d’auteurs, de cinéastes et de musiciens noirs. Qu’importe si ce type de démarche va à l’encontre de tout ce pour quoi des gens comme James Baldwin se battaient ou si mon ami aurait #cancelled Toni Morrison si elle avait publié L’Œil Le Plus Bleu aujourd’hui, mon ami anti-raciste détient la connaissance absolue. Lui et ses followers irréprochables dictent ce qui est de bon aloi, ce qui est problématique, inspirant, empouvoirant ou correspond à tout autre néologisme maladroitement hérité de l’impérialisme américain. Les auteurs qu’il faut absolument lire et ceux qu’il faut censurer. Après tout, il s’est promis d’acheter les prochains livres de J.K. Rowling d’occasion, pour ne pas lui verser directement de l’argent. Il le martèle à chaque fois qu’il met 5 étoiles à l’une de ses œuvres sur Goodreads. Bim, dans ta gueule, JK ! Parce qu’il faut le préciser, mon ami est du genre subversif, il bouscule tous les codes avec la bravoure d’un samurai des temps modernes.
Mais voilà, oser militer activement sur internet derrière le pseudo « FrenchMrRobotdu75 », c’est avoir l’héroïsme de vivre dans le péril quotidien. Au début, j’ai espéré que mon ami avait simplement terrassé l’ennemi. Que lui et ses camarades devaient se reposer paisiblement à Avalon ou au Valhalla après avoir gagné leur bataille sur les réseaux sociaux. Ne pouvant plus m’abreuver de ses opinions virtuelles, je me voyais contraint de me mêler à la basse populace, la France d’en bas qui entache ses doigts calleux et ringards en lisant encore des journaux papiers. Et là, ce fut le choc. Nous étions toujours à 90 000 morts du Covid, le personnel hospitalier était toujours dépassé et sous-payé, le profilage racial et les brutalités policières faisaient toujours rage. Il y avait donc deux alternatives : soit mon ami anti-raciste s’intéressait à toutes ces causes exclusivement lorsqu’elles étaient populaires soit il avait bel et bien disparu.
« Je ne me permettrais JAMAIS de discriminer quelqu’un sur la couleur d’autre chose que son uniforme »
Ni une ni deux, je me précipitai au commissariat le plus proche. « Pourrions-nous avoir un signalement de votre ami », s’enquit l’agent de police en charge de l’affaire. « Et bien, écoutez, il est blanc, mais attention. Il n’est pas blanc comme vous et moi. Et très certainement pas blanc comme le reste de son cercle d’ami exclusivement blanc. Il a suffisamment dénoncé le privilège de ceux-ci sur les réseaux sociaux pour s’acquitter définitivement du sien et de celui de sa famille bourgeoise ». « Je suis noir », me rétorqua l’agent de police, l’air éberlué. Aussi, était-ce à mon tour de l’éduquer « Ah, ça je ne sais pas, je ne vois pas la couleur chez les gens, seulement leur personnalité. Mais sachez, mon brave, qu’en tant qu’agent de police vous êtes automatiquement plus blanc que mon ami qui n’est pas noir ». Son cerveau primaire -de policier, pas d’homme noir, entendons-nous, je ne me permettrais JAMAIS de discriminer quelqu’un sur la couleur d’autre chose que son uniforme, j’ai un ami blanc qui follow des noirs sur internet- décida de passer outre la perle de sagesse que je venais de lui prodiguer. Il me demanda immédiatement si je me souvenais de la dernière fois que j’avais vu mon ami. « Il y a un peu moins d’un an », lui répondis-je. Il a été aperçu pour la dernière fois à son domicile d’Animal Crossing en juin dernier, bien avant que les broussailles n’envahissent son jardin. Il a bien fait une brève apparition sur Facebook à l’inauguration de Joe Biden pour dire à quel point Amanda Gorman était l’avenir, mais ne s’est jamais intéressé à la moindre de ses œuvres depuis et ne s’est même pas exprimé sur la discrimination raciste dont elle a récemment été victime.
La prochaine question me fit l’effet d’une bombe atomique. « Il y avait-il eu des changements dans son comportement ces dernières années?». Il fallait se rendre à l’évidence, c’était peut-être le cas. Lui qui avait posté d’innombrables selfies lors des marches républicaines de 2015 et avait un bandeau « Je Suis Charlie » sur sa photo de profil Facebook venait de plus en plus à s’indigner des unes dégueulasses de ce journal, appelant à la censure systématique de celui-ci. De même, en creusant plus profondément dans ma mémoire, je me souvenais de l’époque où il fustigeait ses amis pauvres qui privilégiaient Burger King au détriment des burgers gourmets à base de viande AOP élevée en France dont il vantait constamment les mérites. Pourtant, dès sa conversion au véganisme moins d’un an plus tard, il s’est inscrit en fer de lance de la dénonciation de la mainmise du lobby de la viande sur l’hexagone.
A l’issue de ma déposition, le grouillot en uniforme devant moi eût l’audace de s’adresser à moi en ces termes : « Dites voir, votre ami ce ne serait pas le genre de connard prétentieux qui défend des causes uniquement par effet de mode afin de se sentir supérieur à son entourage ? ». Je n’en revins pas de la violence de ses propos. Estropié dans mon égo fragile, je décidai de claquer la porte du commissariat derrière moi. Mon ami, si tu me lis un jour, reviens-nous sain et sauf. Tout ce que je sais, c’est que tu es désormais livré à toi-même, toi qui as sacrifié ton existence virtuelle à la défense des plus faibles. Si jamais tu es simplement égaré en haute mer, j’espère que tu sauras naviguer comme tu l’as toujours fait, dans le sens du vent et jamais à contre-courant. Et si, par malheur, mes pires craintes venaient à être fondées et que tu étais séquestré contre ta volonté, je compte sur toi pour retourner ta veste d’un seul geste, toujours du bon côté.