Le 26 septembre dernier sonnait les 75 ans des aventures de Blake et Mortimer. Pour l’occasion, le Musée de la Bande-Dessinée de Bruxelles proposait une exposition en l’honneur des héros les plus british de la bande-dessinée franco-belge. L’éditeur Dargaud, quant à lui, publiait à la fois un album inédit scénarisé par Jean Van Hamme (qui fait son grand retour sur la série, plus de dix ans après sa dernière contribution) et une sublime réédition limitée des versions originales du Secret de l’Espadon telles qu’elles paraissaient pour la première fois dans les pages du Journal de Tintin.
Mais à l’instar du professeur Mortimer dans Le Piège Diabolique, remontons un peu le temps pour revenir quelques années avant la naissance de l’œuvre d’Edgar Pierre Jacobs. De l’autre côté de l’Atlantique, la science-fiction connaît une mutation. Ce genre spéculatif longtemps qualifié de merveilleux-scientifique du temps d’H.G. Welles ou de Jules Verne (deux influences majeures de Jacobs) commençait à se transformer en scientifiction1 dans les pages des pulp fictions. Ces revues populaires américaines qui étaient célèbres jusqu’alors pour leurs romans noirs relatant les aventures de détectives hard-boiled2, de gangsters impitoyables et de femmes fatales tout aussi meurtrières, ont commencé à se tourner vers des explorateurs de l’espace. Les bas-fonds de New York ou Los Angeles ont laissé peu à peu place aux cratères de Mars ou aux colonies extra-terrestres de Vénus. L’âge d’or des revues de science-fiction était né, permettant à des auteurs aussi emblématiques qu’Isaac Asimov ou Robert A. Heinlein d’y faire leurs premières armes.
Qui a peur de l’Oncle Sam ?
Retour en Europe, où le jeune Edgard (encore orthographié avec un D à ce moment-là) est engagé par le magazine belge Bravo ! pour coloriser les planches en noir et blanc des aventures de Flash Gordon, héros de bande-dessinée de science-fiction extrêmement populaire aux États-Unis. Bien que son travail consistait initialement à coloriser les pages du comic strip3 (et d’en profiter pour rhabiller les héroïnes jugées, au passage, trop dénudées pour les standards puritains de la bande-dessinée franco-belge de l’époque), Jacobs s’est vite retrouvé à devoir imiter le style du dessinateur original, Alex Raymond. D’abord en raison d’un problème d’importation de planches, puis pour conclure précipitamment la série lorsque la censure Nazie décide d’interdire la publication d’œuvres américaines. Le journal lui demandera ensuite d’écrire sa propre œuvre de space opera4 : Le Rayon U. Cette première bande-dessinée de Jacobs posera les jalons de sa future série phare : récitatifs chargés, dialogues verbeux, une sensibilité SF rappelant énormément les revues de pulp… On y trouvera même les prototypes de Blake, Mortimer et Olrik en les personnes de lord Calder, du professeur Marduk et du capitaine Dagon. Seule différence notable : la présence de protagonistes féminins, qui seront ensuite absentes des publications du Journal de Tintin pour des raisons de censure. Ce serait cependant se méprendre que d’imaginer la science-fiction se faire une place dans la littérature francophone aussi aisément5 qu’aux États-Unis.
La fin de la seconde guerre mondiale entérina une bonne fois pour toute le sentiment antiaméricaniste qui ne cessait de croître dans le pays avant même l’époque de Gustave Le Rouge6. En effet, la supériorité économique des US au lendemain de la libération fait craindre aux intellectuels de tout poil une invasion culturelle de la part de ces fichus yankees. Terriblement meurtrie par ce conflit, la France dut en grande partie sa reconstruction au Plan Marshall. Le peuple, qui n’avait toujours pas digéré d’avoir dû rembourser la somme prêtée par Woodrow Wilson lors de la Grande Guerre, voit ce nouvel endettement d’un mauvais œil. Ce sentiment est si fort qu’il s’insinuera dans le cœur des Français pour les décennies qui suivent, au point de donner lieu à un antiaméricanisme primaire et parfois mésinformé. Ce qui explique, par exemple, qu’une partie de la population s’opposait encore récemment à la célébration d’Halloween, prenant à tort7 cette célébration pour une fête commerciale « à l’américaine ».
Bien avant cela, c’est un autre pan de notre culture qui fut rejetée sous couvert d’antiaméricanisme. Ainsi, lorsque les années 50 virent l’émergence de la science-fiction dans la culture populaire, l’intelligentsia française se mit à redouter la pollution du pays de Molière par ces satanés amerloques. Cette littérature était perçue comme la dernière preuve d’une invasion culturelle venue tout droit d’Outre-manche, au même titre que les blue-jeans et le Coca-Cola. Mais alors, les aventures de Blake et Mortimer seraient-elles le fruit de ce terrible empoisonnement intellectuel elles aussi ? Après tout, les premières pages du Secret de l’Espadon ne nous font-elles pas l’effet d’une uchronie cauchemardesque digne de Philip K. Dick ? Le lecteur y assiste à la destruction de Paris, Bombay, Londres et Rome sous les torpilles de l’armée aérienne de l’empereur Basam-Damdu. La réinterprétation flamboyante de l’Atlantide de Jacobs n’annoncerait-elle pas le regain d’intérêt pour le space opera observé à la fin des années 70 ? Et puis, il y a aussi ces machines imaginaires que l’auteur décide de dépeindre avec une grande rigueur scientifique : l’Espadon, le Télécéphaloscope, le Chronoscaphe ou encore les robots du professeur Satō.
Cela signifierait-il donc que la dimension indéniablement pulp de l’œuvre de Jacobs serait pétrie de cette pop culture américaine ? Ou serait-elle, au contraire, le fruit d’une science-fiction bien européenne ? Il faut se souvenir que l’auteur belge liste8 Émile Erckmann, Alexandre Chatrian, Prosper Mérimée ou encore Jules Verne parmi ceux qui ont eu le plus influencé son œuvre. Si l’on sort des auteurs francophones, il a également cité le travail de Kipling, Stevenson, Hoffman et surtout d’H.G. Wells, dont il illustrera La Guerre des Mondes. Tous ces auteurs ont deux choses en commun : premièrement, leur influence sur trois des genres de prédilections de la littérature pulp : la science-fiction, la fantasy et l’horreur. Deuxièmement, ils ne viennent pas du pays d’oncle Sam. Plus grave encore, une bonne partie d’entre eux sont même français ! By Jove, mais cela voudrait-il dire que la critique archaïque de l’époque se serait fourvoyée ? Et si, contre toute attente, le corpus français avait finalement offert un terreau suffisamment fertile pour faire germer une littérature populaire de genre bien à nous ?
Une tradition pulp francophone
Si l’on ajoute à cette liste déjà bien fournie des auteurs tels que le franco-belge J.-H. Rosny, considéré par beaucoup comme l’un des pères fondateurs de la SF, nous pourrions alors nous étonner que nous n’ayons pas eu notre âge d’or de la science-fiction à nous. Plus encore, que le genre soit aussi peu représenté en France avant la seconde partie des années 70. Nous pourrions voir deux autres raisons à cela. La première serait une prétention de la part des critiques littéraires. On préférait les belles lettres des fictions domestiques qui, en raison de leurs élans naturalistes, permettent de décrire des situations ancrées dans la réalité, de dépeindre des récits sérieux qui méritent que l’on s’attarde sur eux. Ces œuvres sont à opposer bien évidemment à la fiction spéculative, à la littérature populaire et romanesque qui perd son temps à s’égarer dans les méandres de l’imaginaire. On balayait ainsi d’un revers de main toutes la SF, la fantasy et l’horreur. Plus cette forme de littérature faisait l’injure de s’adresser au plus grand nombre, plus elle s’attirait les foudres de la critique. Et si, pire encore, elle faisait l’affront de venir des États-Unis, c’est la colère céleste de papy Zeus lui-même qui venait s’abattre sur elle.
Une seconde explication de la disparition de tout un pan de notre culture serait l’inefficacité du monde francophone à s’adapter au grand public. Ce problème ne s’arrête hélas pas simplement à la science-fiction, mais à toute la culture pulp en général. Les États-Unis ont su très tôt faire évoluer cette culture auprès d’un nouveau lectorat9 mais surtout d’un public plus large. Très tôt, les grands studios américains s’emparent de ces œuvres pour les adapter à l’écran. Et ce ne serait pas faire preuve de cynisme que d’attribuer la place importante dont jouit encore aujourd’hui Philip K. Dick dans l’imaginaire populaire aux innombrables adaptations cinématographiques de son œuvre. De même, ce n’est pas un hasard si l’arrivée récente de Frank Herbert en tête de gondole des librairies françaises coïncide avec le succès de Dune dans les salles obscures. C’est pourquoi nous ne pouvons que regretter l’incapacité qu’a eu, à quelques rares exceptions, la culture populaire française de s’emparer de notre imaginaire pulp à nous. Si bien qu’il faille se tourner vers les États-Unis pour voir Le Fantôme de l’Opéra à l’écran pour la première fois. De même, La Planète des Singes de Pierre Boule est devenu une franchise estampillée 100% US et le réalisateur Taika Waititi embarquera bientôt L’Incal de Jodorowsky et Mœbius à Hollywood. À titre de comparaison, Blake et Mortimer auront quant à eux droit à d’innombrables tentatives d’adaptations… Qui ne verront jamais le jour.
Cette « grande suppression » littéraire n’aurait néanmoins pas été aussi efficace sans son arme la plus redoutable : la censure. Edgar P. Jacobs en fut lui-même la cible, lorsque la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse entra en vigueur. Si La Marque Jaune avait déjà été fustigée pour son influence issue du cinéma expressionniste allemand, c’est bien Le Piège Diabolique qui sera le plus violemment attaqué. L’auteur avait imaginé cet album comme un récit philosophique qui pointerait du doigt les dangers de la nostalgie pour un passé idéalisé et le risque de fantasmer un avenir utopique. Bien que la SF post-apocalyptique était encensée par la critique outre-Atlantique depuis plusieurs décennies avec les œuvres de Jack Vance ou E.E. Smith, la commission de censure français ne verra pas les choses du même œil. Le Piège Diabolique fut ainsi interdit de publication en France « en raison des nombreuses violences qu’il comporte et de la hideur des images illustrant ce récit d’anticipation ».10
Déprimé par ces attaques, Jacobs décida de changer totalement son album suivant, L’Affaire du Collier. Cette histoire qui devait initialement faire cohabiter des spectres et un orchestre terrifiant qui aurait repris la fameuse Danse Macabre de St Saëns fut transformée en simple histoire policière, dépourvue de tout élément surnaturel ou scientifique. Il faudra dix ans à l’auteur pour reprendre sa plume. Considérés par certains comme son chant du cygne, le premier tome des Trois Formules du Professeur Satō fut publier dans les pages du Journal de Tintin de 1971 à 1972. Lorsqu’il fut interrogé en 1981 au sujet d’une éventuelle suite, c’est avec une certaine amertume qu’Edgar P. Jacobs répondit « Est-ce qu’à partir d’un certain âge, chacun n’aspire-t-il pas au repos et à la paix ? »11. Il s’émerveillera, dans la même interview, au sujet de Star Wars avant de conclure « Vous comprenez, moi, à côté de cela, je fais de la science-fiction de papa ». Il décédera six ans plus tard, sans jamais publier la suite de l’ultime aventure de Blake et Mortimer.
Il faudra attendre 18 ans pour que le dessinateur belge Bob de Moor ne reprenne le flambeau, complétant le récit inachevé de Jacobs en se basant sur les scripts et crayonnés laissés par l’auteur. La machine était relancée. Avec plus de 30 numéros à son actif12 et un succès retentissant à chaque sortie française, Les Aventures de Blake et Mortimer auront été depuis 75 ans le solide véhicule de tout un pan occulté de la culture francophone. Heureusement, tout n’est pas noir dans le paysage culturel français. Les aficionados de SF française ont pu observer une véritable révolution du genre -également par le prisme du 9ème art- avec l’arrivée de Métal Hurlant et des Humanoïdes Associés dans les années 70. Petit à petit, la science-fiction sera de moins en moins considérée comme un genre de niche pour une petite poignée de geeks (avant la lettre) et de mordus d’imaginaire spéculatif. Le grand public et la critique littéraire française se sont enfin emparés de la SF. Si bien que chaque nouveau livre d’Alain Damasio ou de Bernard Werber caracole instantanément au sommet des ventes en librairie. Mais nul autre auteur du genre n’aura su faire traverser les âges à son œuvre avec autant de brio que Jacobs. Presque 35 ans après le décès de son auteur, Les Aventures de Blake et Mortimer continuent à véhiculer au grand public l’amour d’une certaine tradition SF -aux sensibilités indéniablement pulp– pétrie d’influences francophones.
- Le terme de science-fiction a souvent été attribué (à tort) à l’éditeur de pulp américain Hugo Gernsback. En réalité, ce terme existe depuis la deuxième moitié du 19ème siècle et a été seulement popularisé par l’éditeur. Il lui préférait initialement le terme de « scientifiction » qui reflétait selon lui l’esprit de ces récits de « romance entremêlés de faits scientifiques et de visions prophétiques ». Inventeur de génie selon certains, éditeur pingre pour d’autres, Gernsback est considéré par beaucoup comme l’un des pères de la science-fiction, si bien qu’il donnera son nom aux Hugo Awards, le plus grand prix littéraire de SF américain. ↩︎
- On désigne par hard-boiled le genre littéraire américain qui a influencé les films noirs des 1940s. Traduisible littéralement par « dur-à-cuire », cet adjectif fait référence à la personnalité des détectives cyniques qui évoluent dans un monde corrompu. Ces anti-héros doivent eux-mêmes faire preuve d’une grande violence pour survivre à cet environnement. Pour paraphraser l’éditeur de Série Noire, Marcel Duhamel, ces protagonistes sont très éloignés de Sherlock Holmes, et plus proches (dans leurs méthodes) des criminels qu’ils attrapent. Parmi les détectives hard-boiled les plus emblématiques, nous pouvons citer Philip Marlowe ou Sam Spade, tous deux immortalisés à l’écran par Humphrey Bogart. ↩︎
- Format d’histoire très courte -souvent quelques cases ou une seule planche- qui était majoritairement publiée dans des journaux (Snoopy et les Peanuts, Calvin et Hobbes, Garfield). Le magazine Bravo ! publiait de nombreux strips américains tels que Pim Pam Poum. ↩︎
- Sous-genre de la science-fiction dont les héros vivent des aventures de proportions épiques. On pourrait comparer ces récits à ceux des héros mythiques ou de fantasy à la différence qu’ils sont recouverts d’un vernis scientifique ou futuriste. À titre d’exemple, la saga Star Wars est considérée comme du space opera. ↩︎
- Il faut relativiser ici l’emploi du mot « aisance ». Ce que le grand critique John Clute qualifie de fantastica (terme dans lequel il regroupe la SF et la fantasy) a eu grand mal à être considéré comme de la vraie littérature aux États-Unis également. C’est seulement en comparant cette reconnaissance à celle observée en France que l’on remarque qu’elle s’est faite bien plus facilement et surtout rapidement en Amérique. Il faut aussi mettre en exergue le succès populaire du fantastica aux US qui était loin d’être égalé en France à la même époque. ↩︎
- Gustave Le Rouge était l’un des grands auteurs de merveilleux scientifique français. Son roman-feuilleton La Conspiration des Milliardaires (publié à la toute fin du XIXème) offre une critique si acerbe des États-Unis qu’elle relève ouvertement de l’antiaméricanisme. ↩︎
- Contrairement à une croyance populaire tenace, Halloween est une fête aux racines profondément Européennes. De tradition celtique, la première version de cette fête païenne sera globalement effacée de la conscience collective française lorsque le christianisme la remplacera par la Toussaint au VIIIème siècle. On peut toutefois noter certaines variations persistantes dans le folklore français telles que Kala goañv en Bretagne ou encore la Rommelbootzen naart en Moselle. ↩︎
- Edgar P. Jacobs : Le Baryton du 9e Art, Jean-Marc Guillard et Edgar P. Jacobs, Studio Jacobs, 1990. ↩︎
- L’âge d’or des revues pulp américaines laissa sa place aux comics de super-héros. Les éditeurs ont vite appris à se réinventer en fonction de ce changement. C’est ainsi que les détectives masqués The Shadow ou The Spider furent peu à peu remplacés par des héros comme Batman, et que l’une des innombrables copies de Buck Rogers fit une entrée fracassante dans le monde du comic strip sous le nom de Flash Gordon. ↩︎
- Un opéra de papier : les mémoires de Blake et Mortimer, Edgar P. Jacobs, Gallimard, 1981. ↩︎
- Edgar P. Jacobs, Blake ou Mortimer ?, Francis Gillery, Artline Films – France 5, 2005. ↩︎
- À la publication de cet article, 28 numéros de la série principale et trois hors-séries ont été publiés. Deux albums supplémentaires et une suite au Rayon U ont d’ores et déjà été annoncés. ↩︎