Qui assassine nos enseignants ?

© Marmalade Game Studio

Ces dernières semaines, je ne suis vraiment pas passé loin. Je ne suis pas le seul : de nombreux autres enseignants ont failli y passer également. Nous n’avons pas failli périr sous les balles d’un fanatique religieux ni sous les poings d’un parent d’élève un poil agacé. Non. Nous sommes passés à deux doigts de la noyade. À notre maigre décharge, il était difficile d’échapper au torrent d’hommages puissants à l’art noble du professorat venu submerger nos médias ces dernières semaines. Surtout pour ceux et celles qui, comme moi, avaient la lucidité de vouloir nager à contre-courant.

Il était pourtant bien tentant de se joindre à la masse. Jamais le peuple français n’avait été aussi élogieux à notre égard. Mes collègues et moi-même n’avions pas été aussi beaux depuis le jour où nous nous étions évadés de l’utérus de nos mères. Soudain, nous étions tous grands, forts et héroïques. Droits dans nos bottes, et la tête haute. Nous allions enfin sortir de l’eau, hissés à la surface par les épaules solides de nos concitoyens. Et puis, soudainement, quelqu’un a dû tirer la chasse quelque part, parce que les hommages ont commencé à disparaître.

« Quel étrange phénomène. Comme si les hommages télévisés et autres articles relayés par vos amis Facebook ne reflétaient absolument pas la réalité »

Adieu messieurs les professeurs, on se reverra à la prochaine amputation forcée d’un des membres du corps enseignant. La présidence a probablement déjà rédigé le brouillon de ses tweets en hommage aux futures victimes de l’obscurantisme au pays des lumières. En attendant, nous redevenons ces abjectes créatures surpayées, constamment en vacances et qui sous-notent vos douces progénitures. Pourtant, l’école privée où il m’arrive d’enseigner nous a bel et bien intimé de faire une minute de silence le 4 octobre en hommage à Dominique Bernard. Mais à peine le silence dissipé, les choses étaient revenues à la normale. Je retrouvais à la pause un de mes collègues au bord des larmes parce qu’un étudiant bruyant lui avait répondu « ta gueule : on paye, on est chez nous » lorsque ce dernier lui a fait l’affront de lui demander de parler moins fort. Une enseignante dans le secondaire allait m’expliquer, quelques jours plus tard, qu’un parent d’élève énervé l’avait quasiment agressée après les cours parce qu’elle avait fait l’affront de mettre une note en dessous de la moyenne à son enfant gazelle/HPI/TDAH/poète maudit. Et hier soir, une proche se remémorait ce prof de collège, parti en dépression il y a 15 ans après s’être fait lapider à coups de préservatifs sous les rires cruels d’une classe de troisième (authentique également).

Quel étrange phénomène. Comme si les hommages télévisés et autres articles relayés par vos amis Facebook ne reflétaient absolument pas la réalité. Je les ai pourtant vus, ces poèmes à la gloire de nos profs tant aimés, ces textes dithyrambiques qui révèrent la noblesse du métier d’enseignant. Cette ferveur nationale avec laquelle tout le monde semblait s’être pris d’une admiration soudaine pour notre profession don quichottesque aurait donc été purement performative ?  Je dois reconnaître avoir des difficultés à feindre la surprise. Non pas que je prétende être un tragédien aussi talentueux que ces pleureuses grecques 2.0, mais j’aurais espéré malgré tout pouvoir simuler une légère expression de choc. Histoire de chasser le désenchantement qui semble avoir posé ses valises sous mes yeux fatigués il y a de nombreuses années. Si seulement je partageais leur talent. Peut-être aurais-je pu faire couler une larme d’émotion le long de ma joue. Mais non. L’histoire se répète inlassablement.

« Peut-être nous reverrons-nous un jour, à l’occasion d’un prochain assassinat. Peut-être le mien, qui sait ? »

J’ai sans doute perdu toute illusion lorsque les #jesuischarlie se bousculaient en masse sous les perches à selfie lors des manifestations du 11 janvier 2015 dans l’espoir de montrer à quel point ils se battaient pour la liberté d’expression… Pour appeler à la censure de ce « journal dégueulasse » huit petits mois plus tard. Huit mois qui m’auraient paru courts il y a encore une petite dizaine d’années. Mais aujourd’hui rien n’illustre mieux la relativité du temps qu’une story Instagram. Les gens y ont l’indignation facile, et les convictions ectoplasmiques.

Alors quand je voyais le français moyen éprouver un respect pharaonique pour ces hussards noirs des temps modernes, je n’ai pas pu réprimer un sourire narquois. Vide et désillusionné. Mais bon, ce pamphlet s’éternise bien plus qu’une mauvaise partie de Cluedo et il est temps d’élucider le mystère soulevé dans mon titre putaclic. Qui assassine vraiment les professeurs ? Je soupçonne le peuple français, avec la carte électorale dans l’isoloir.

Le troisième acte vient de se terminer, le détective a révélé l’assassin. Il ne me reste plus qu’à tirer ma révérence est à te saluer bien bas, toi, l’ami des enseignants. Peut-être nous reverrons-nous un jour, à l’occasion d’un prochain assassinat. Peut-être le mien, qui sait ? Et si ce jour-là, tu devais te recueillir autour de ma dépouille criblée de balles par un étudiant inculte, au nom d’un bouquin qu’il n’a jamais eu l’intellect de lire lui-même, je te demanderai de me rendre hommage seul et silencieusement. Je ne veux pas de déplacements de foule en mon honneur, ni même du discours d’un maire pour lequel je n’aurais jamais voté de mon vivant. Je ne veux pas non plus entendre un massacre de Rockin’ in The Free World de Neil Young par les voix nasillardes d’un troupeau d’enfants de chœur tout droit issu des Gremlins. Je sais bien que tu ne pourras pas me sauver de l’inévitable film-hommage « glaçant, nécessaire et bouleversant » (selon une future critique du Masque et la Plume) à ma gloire dans lequel on interviewerait le beau-frère du fromager du Leclerc où j’allais parfois qui prétendra, l’œil humide, m’avoir « bien connu ».

Je te demanderai cependant d’avoir la bonté de jeter mon cadavre anonyme dans la fosse septique la plus proche. Je pourrai ainsi m’y décomposer paisiblement, loin de l’hypocrisie, des récupérations politiques de tous bords et des breloques posthumes. En osmose totale avec mon environnement. En cohérence absolue avec le respect que je ressentais de mon vivant pour ma noble profession. Par avance, je te dis merci.

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