Docteur Jean-Pierre, Mister Mocky

Pas besoin de sonder les abysses les plus profondes de la critique française pour réaliser que les experts sont formels : il y aurait deux Jean-Pierre Mocky. Il y a d’abord celui des débuts, oublié du grand public et révéré tardivement. Le Mocky avec un M majuscule, celui des grandes heures. Le bellâtre qui a fait ses premières armes aux côtés d’Antonioni, Visconti et d’autres patronymes en I. Celui qui souhaitait réaliser La Tête Contre Les Murs en solo une fois de retour chez nous, avant de se contenter de porter les casquettes d’acteur et de scénariste (selon la version officielle). Ce Mocky-là c’est le grand cinéaste, celui qui arrive sur le devant de la scène en même temps que Chabrol, Godard, Truffaut et leurs pairs. Puis vint l’autre mocky, celui qui ne mérite même pas que nous lui attribuions une lettre capitale. Un mocky moqueur, à en croire les chroniqueurs improvisés en érudits du 7ème art le temps d’une séquence vouée à faire un buzz passager sur YouTube. Ceux-ci estiment qu’il « se fout de nous » avec sa filmo devenue foutraque. Qu’il faudrait nous rendre le Mocky des grandes heures. Mais la frontière qui sépare les deux facettes de ce sacré monstre est ténue. Où s’arrête l’un et où commence l’autre ?

Car le curseur qui détermine le bon Mocky du mauvais mocky semble avoir bien balloté au fil des années. Rappelons que l’artiste avait été sévèrement fustigé à la sortie d’À Mort l’Arbitre en 1984, on le qualifiait de fantasque qui s’en prenait avec exagération à un sport bon enfant dont les supporters ne feraient pas de mal à une mouche. Il faut dire que Jean-Pierre a un peu d’avance sur le drame du Heysel et que cela fait quelques années que le gouvernement français peine à rejeter le hooliganisme qui commence à scléroser nos stades sur la perfide Albion. Une fois ce changement de paradigme passé, les critiques s’insurgeront que les prochaines créations du réalisateur n’égalent pas la superbe de ce même film qu’ils conchiaient quelques années plus tôt.

Petit à petit l’alter ego du cinéaste fait son apparition sur les plateaux télé. Exit l’auteur timide qui fumait ses cigarillos discrètement en buvant avec admiration les paroles d’André Bourvil : Mocky Balboa était monté sur le ring, prêt à en découdre. De nouveaux termes lui sont désormais associés. Certains se mettent à le dépeindre comme un frondeur là où d’autres le décrivent comme un franc-tireur du paysage cinématographique gaulois. Il devient très rapidement la caricature de lui-même, un homme qu’on invite dans nos dîners de cons télévisuels à la manière d’un oncle un peu excentrique. Gainsbarre a trouvé son remplaçant en ce personnage paillard qui ponctue ses tournages d’un seul mot éructé comme un coup de fouet pour motiver ses troupes : moteur ! Mais Mocky est malin comme un singe, et ne se laisse pas mettre en boîte aussi facilement. C’est même là l’une des constantes de sa carrière, sa bougeotte chronique qui le fait se sentir très vite à l’étroit dans les cases que veut lui assigner le milieu du cinéma français.

Jean-Pierre Mocky devant son cinéma Le Brady © Jean-Pierre Muller – AFP

Dès qu’il devient metteur-en-scène, il se distingue de ses homologues de la sacrosainte Nouvelle-Vague. Alors que ces précurseurs du « OK Boomer » de notre époque n’hésitent pas à tutoyer l’extrémisme lorsqu’il s’agit de dézinguer le cinéma de papa qu’ils méprisent tant, Jean-Pierre décide de démarrer sa carrière à rebours. Il rend hommage à ce pan mésestimé de notre culture filmique, et propose même à ses représentants des rôles que personne d’autre ne leur aurait offert. Dès que nos polars se mettent à glisser vers un prosaïsme franchouillard, Mocky lorgne plus du côté du romantisme des séries noires à l’américaine sous lesquelles croulent ses étagères. Et lorsque notre cinéma commence à s’enliser dangereusement dans le naturalisme neurasthénique qui le caractérise, lui s’évade dans le carnavalesque.

C’est pourquoi, lorsque l’on tente de l’enfermer dans son personnage haut en couleurs, Jean-Pierre Mocky décide de faire exploser son pot de peinture sur nos écrans. Bien conscient de ne pas être invité sur les plateaux pour parler de cinéma, ce sale gosse invétéré s’amuse à choquer le bourgeois, à évoquer ce qu’on préfère garder sous silence et à laver son linge sale en public. On veut faire de lui la nouvelle bête de foire de nos freak shows cathodiques ? Qu’à cela ne tienne, Myster Mocky deviendra une bête de scène. Mais si cet alter ego digne d’un roman de Stevenson n’est qu’illusoire, qu’en est-il alors de la dualité pointée du doigt par ceux qui dénigrent sa filmographie ?

Il faut bien reconnaître que Mocky sonne le glas de ses premières œuvres depuis plusieurs décennies. Le financement n’est plus au rendez-vous et les spectateurs s’amenuisent. Cela se ressent au niveau de la production alors que l’auteur enchaîne ses films. On prend souvent cette façon hâtive d’expédier ses tournages pour un je-m’en-fichisme caractérisé. La réalité est plus complexe que ça. Bien que ce dernier considère que re-tourner des scènes rime à jeter de l’argent par les fenêtres, quelque chose de plus fondamental l’anime.

La mort de Bourvil l’a profondément affecté, et très vite Jean-Pierre semble remarquer la grande faucheuse qui aiguise sa lame en observant chacun de nous. Pas le temps de se tourner les pouces en sachant que celle-ci tapote son pied d’impatience dans l’ombre, prête à nous cueillir. À peine son dernier projet achevé que l’attention du metteur en scène se porte sur le prochain. Sa filmographie déconcerte par son apparente inconsistance. Il alterne entre la comédie et le polar, allant même jusqu’à y glisser quelques œuvres qui batifolent avec l’horreur ou le fantastique. Pourtant, l’entièreté de son travail est traversé par deux caractéristiques.

Il y a d’abord l’ironie triste qui surplombe chacun de ses films. La mélancolie pèse sur ses fins les plus joyeuses et ses conclusions tragiques peuvent prêter à rire tant elles pointent du doigt l’absurdité de la condition humaine et de nos sociétés. Ce qui nous mène à la seconde caractéristique, la critique sociale. De son scénario le plus sombre à sa comédie la plus paillarde, Mocky ne peut réprimer son envie irrépressible de baisser le pantalon de la société française pour lui prendre la température. Et quand il s’agit de mettre en lumière nos pires travers, notre cinéma n’a pas son pareil. Pierre après pierre, celui qui avait créé la société de production Balzac Films érige sa propre Comédie humaine.

Alors que ses confrères consacraient leur temps à construire de jolies maisons, Jean-Pierre Mocky bâtissait une cathédrale. Est-ce que sa charpente -à laquelle il apposait une ultime tuile au moment de rendre son dernier souffle- avait la même superbe que les fondations posées il y a plus de soixante ans ? Certainement pas. Mais c’est si beau un édifice gothique contemplé dans son ensemble. Et la plus laide des gargouilles de ce maître d’œuvre vaut autant qu’on s’y attarde que son plus splendide vitrail.


Crédits collage : l’entièreté des images du collage est issue de la filmographie du cinéaste à l’exception des deux visages morcelés. Ces derniers proviennent des affiches de la rétrospective « Jean-Pierre Mocky L’Affranchi« . 

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